par | Août 21, 2024 | A la une, Anecdotes, Reportages

Shadow Kid – Breaking visual barriers

Lorsque l’on évoque le handicap dans la danse, on pense instinctivement à des danseurs diminués physiquement, qui défieraient les lois de la gravité en réinventant leur art, faisant de leur faiblesse une force. Mais jamais ne nous viendrait à l’idée de penser à un danseur aveugle. Et pourtant, c’est dans la jungle urbaine d’Hong Kong que se tapit Shadow Kid, bboy chinois.

Avocat le jour, vengeur masqué la nuit. Rendu aveugle des suites d’un accident traumatisant dans son enfance, Matt Murdock alias Daredevil arpente les rues de Hell’s Kitchen pour les débarrasser de ses criminels et se fie à son ouïe hors du commun pour combler ses déficiences de vue. On dit des personnes qui ont perdu un de leur cinq sens, qu’ils développent instinctivement une acuité surhumaine pour combler ce vide. C’est le cas de Shadow Kid, un bboy unique au monde originaire de Hong Kong, ayant perdu plus de 95% de son acuité visuelle. A l’instar de Daredevil, Shadow Kid a su transformer sa faiblesse en force et, depuis 14 ans, impose son nom sur la scène de breakdance Hongkongaise, avec l’ambition de faire parler de lui dans le monde entier. Rencontre avec un bboy pas comme les autres.

SHADOWKID – BREAKING VISUALS BARRIERS

LA CÉCITÉ CHEZ LES DANSEURS

Cela fait plus de 14 ans que je suis actif sur la scène breaking de Hong Kong, et je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un comme moi, quelqu’un qui ait ce handicap. Cela ferait de moi le seul bboy aveugle dans tout Hong Kong, la classe, non ? Ce qui est d’autant plus dingue c’est qu’en creusant un peu je me suis même rendu compte que tous les bboys handicapés que je connaissais sur la scène mondiale présentaient des diminutions physiques mais aucun n’était aveugle. Ce qui fait de moi le seul bboy aveugle de toute la scène internationale en fait ! Etant donné que je suis le seul bboy aveugle, cela implique également que sois le premier, et donc contrairement à mes camarades handicapés qui peuvent puiser de l’inspiration et des exemples chez les anciens, moi je n’ai personne à qui demander conseil, je dois tout inventer et faire par moi-même. C’est d’autant plus frustrant que, là où un type qui rentre des powermoves de folie avec une jambe ou un bras en moins, est tout de suite très impressionnant à voir, moi, mon handicap n’est pas palpable, il ne saute pas aux yeux (sans mauvais jeu de mot). Donc ce que je fais demande des efforts considérables mais ils ne se constatent pas forcément dans ma danse.

Pour apprendre des moves, je mate des heures de vidéo au ralenti, ne serait-ce que pour choper la base du mouvement, mais cela me demande des efforts colossaux. Alors pour palier à ce manque et ne pas trop me fatiguer, je vais surtout faire en sorte de comprendre l’essence du mouvement, puis le travailler à partir de là – plutôt que de l’apprendre de manière très scolaire. Cela m’a permis de mieux comprendre mon corps et sa façon de réagir pour me forger mon style de danse.

Je me suis essayé au yoga, au fitness et à la danse contemporaine ces dernières années, pour ne pas me cantonner à un style. Je me suis rendu compte que chaque discipline possède une façon propre de mouvoir son corps, de l’appréhender. Je trouve cela beaucoup plus simple de prendre pleinement conscience de ton corps lorsque tu es aveugle, qu’en étant en pleine détention de ta vue. Je me dis qu’en étant aveugle, tu te forces à prendre pleinement conscience de ton environnement, tu ne te reposes pas sur la facilité des informations que va te communiquer ton cerveau grâce à ta vue. Ce qui fait les grands champions est selon moi la parfaite combinaison entre la pratique régulière, la conscience que tu vas développer de ton corps et de son fonctionnement, et ta capacité à te remettre en question constamment pour améliorer ta danse. C’est cela qui me rend aujourd’hui compétitif dans les battles de break : j’ai développé une très haute conscience de mon corps, grâce à mon abnégation et à toutes les disciplines sportives auxquelles j’ai pris part.

” Imagine-toi dans un cypher, pour contrôler tes mouvements, c’est déjà compliqué de ne pas se bousculer quand le cercle est petit, mais rajoute à ça une vision diminuée de 95%, c’est vraiment difficile. “

LA CONSCIENCE DE L’ESPACE

Mon handicap a démarré à mes dix ans. J’étais une personne totalement normale avant cela. Je n’ai commencé à danser qu’après mon accident, avant je voyais parfaitement, je jouais même au basket. Un jour mon ami d’enfance, bboy Stamina, m’a montré comment faire un poirier. Je n’ai plus jamais lâché la danse depuis ce jour.

Grâce à mon passif de sportif, j’arrive à me repérer facilement dans l’espace malgré ma cécité, à me situer par rapport aux objets, aux gens et à la distance les séparant. Mon sens de l’espace s’est amélioré après mon accident. En revanche, contrairement à ce que l’on pourrait croire, mes autres sens ne se sont pas développés pour autant, contrairement à Daredevil… J’ai le même odorat, la même ouïe et le même toucher qu’avant.

C’est ce sens de l’espace qui m’accompagne au quotidien et qui est une vraie béquille dans ma vie de tous les jours. C’est elle qui me permet de me repérer, de ne pas rentrer dans les gens quand je marche dans la rue, par exemple. Quand je danse, c’est pareil. Imagine-toi dans un cypher, pour contrôler tes mouvements, c’est déjà compliqué de ne pas se bousculer quand le cercle est petit, mais rajoute à ça une vision diminuée de 95%, c’est vraiment difficile. La musique dicte mes mouvements et c’est sur elle que je me repose pour savoir comment bouger. J’ai l’impression qu’il y a une grande part d’instinct et d’inconscient dans ce que je fais, comme si je me laissais aller à faire confiance à la musique et à mon corps pour me guider dans la danse.

Le truc vraiment dérangeant avec la cécité, c’est qu’en surface, tu n’as aucun handicap visible, donc les gens ne s’attendent pas à ce que tu sois diminué, alors même que je requiers souvent l’aide d’étrangers dans ma vie quotidienne : pour lire le menu au restaurant, m’indiquer le nom d’une rue, prendre les transports… Ils croient que je me moque d’eux alors que j’ai juste besoin d’aide. Chaque jour est une nouvelle épreuve, c’est une charge mentale supplémentaire qui me pèse et que je suis obligé de devoir gérer totalement seul.

Depuis tout à l’heure, mon récit doit sonner très négatif mais ce n’est pas comme cela que je le vis. Evidemment mon quotidien est parsemé de désagréments, mais je les gère en les intégrant à mon quotidien…

ILL ABILITIES – 2020

En 2020, j’ai eu la grande chance de rencontrer le crew de renommée mondiale ILL-Abilities, à Hong Kong. Ils étaient invités par une association locale qui promeut diverses activités auprès des handicapés moteurs. Les membres d’ILL-Abilities cherchaient des bboys locaux pour faire une session et connecter avec la scène Hongkongaise et de fil en aiguille, on s’est retrouvé à faire une grosse session dans le studio de danse d’un ami. Ca a été un moment fondateur pour moi, c’est la première fois que je dansais avec d’autres handicapés, c’était très inspirant. Et puis c’était le ILL-Abilities crew, excusez du peu ! C’est un crew qui a énormément œuvré au niveau mondial pour faire reconnaître le break auprès des handicapés, on leur doit beaucoup.

Le leader de ILL-Abilities s’appelle Lazy Legs et il danse avec ses béquilles ! Tandis que Redo, un hollandais, n’a pas de jambes, lui laissant la possibilité d’avoir son propre style de danse, unique au monde. Comme je le disais tout à l’heure, j’ai également dû moi-même créer mon style étant donné que je n’ai personne de qui m’inspirer. Mais être témoin de la force et de l’abnégation des membres de ce crew m’a inspiré en plus de me mettre du baume au cœur et me donner la confiance et la force pour continuer.

Le truc de fou c’est que, malgré leurs handicaps, les membres de ce crew participent aux mêmes compétitions que les bboys normaux, et sont au niveau ! Ce que je veux dire c’est qu’il n’y a pas de discrimination positive au sein des juges et arbitres : ce n’est pas parce que qu’ils sont handicapés qu’ils sont avantagés au moment de la décision, ce qui rend leurs victoires justes et belles.

Je parlais à Redo et lui avais demandé comment il vivait ses tracas quotidiens avec ce handicap. Ce à quoi il m’avait répondu, le plus simplement du monde : « Ce n’est pas grande chose honnêtement. » C’est à ce moment que j’ai compris que c’est à chacun de choisir comment on vit son handicap : pour lui ce n’était rien, juste une autre façon de vivre, simplement. Tous les membres de ce crew sont hyper positifs concernant leurs handicaps, qu’ils ne voient même pas comme des obstacles au quotidien mais simplement des différences à prendre en compte dans leur vie. J’ai eu beaucoup de mal à accepter ma quasi-cécité et surtout à vivre avec, mais jamais elle ne m’a empêché de rêver et de faire en sorte d’atteindre mes objectifs. Mais voir les membres d’ILL-Abilities tenir un discours aussi optimiste et comprendre que leurs diminutions physiques ne représentaient pas une barrière pour eux, ça a été un tournant dans ma vie, vraiment. Je vis désormais en appliquant leur vision de la vie : pas d’excuses, pas de limites.

J’adorerai collaborer avec eux dans le futur.

” Ils croient que je me moque d’eux alors que j’ai juste besoin d’aide. “

18 DISTRICT BATTLE

Le moment le plus marquant dans ma vie a sûrement été le 18 District Battle, à Hong Kong. C’était la première fois qu’un battle de cette envergure prenait part dans la ville, un battle où chacun des 18 quartiers de la ville était représenté par un crew qui défendait son territoire.
Etant donné que je n’ai plus de crew, j’étais très enthousiaste à l’idée de participer au battle avec mes amis de toujours. Je pense que de très solides amitiés se forment à travers le break : tu rencontres des danseurs, vous dansez ensemble, et souvent ils deviennent tes amis avec le temps. Le quartier duquel je viens – Tung Chung – c’est une petite île à l’ouest du centre de Hong Kong et les amis avec lesquels je danse, je les connais depuis toujours, bien avant de commencer à danser. C’est pour ça que ce battle avait une saveur particulière pour moi : ce n’était pas qu’une question de danse, mais aussi et surtout d’amitié, de fraternité, un vrai sentiment d’appartenance. Il y avait un défi supplémentaire : notre quartier est un peu excentré et on n’est pas totalement intégré à la densité de la vie Hongkongaise, alors c’était également l’occasion de montrer que, malgré notre éloignement, on faisait partie des bboys les plus chauds de la ville !

Malheureusement, quelques jours avant le battle, je me suis blessé dans le dos, un truc sérieux. J’ai remis en question ma participation à ce battle, mais on s’était tellement entraînés, on avait tellement travaillé, je ne pouvais pas louper ça. Alors j’ai consulté un kiné spécialisé, et j’ai fait des séances d’étirements surhumains pendant toute la semaine précédent le battle, de sorte à ne pas aggraver ma blessure….
Ce battle, je ne l’oublierai jamais. Sur les 18 équipes participantes, et malgré ma blessure, nous nous sommes hissés jusqu’aux demi-finales. J’ai réussi à rentrer tous les powermoves et tous les freezes que je voulais, malgré ma blessure, je me suis surpassé. Je pense que j’étais porté par tout l’amour et le soutien que je recevais de mes potes, de mon quartier. Tout le monde était derrière moi.

Avec mon handicap, j’ai toujours besoin d’avoir quelqu’un de valide avec moi, ne serait-ce que pour me dire qui a gagné le battle… Des fois je n’arrive pas à voir la décision des juges. De temps en temps je ne sais même pas contre qui je danse avant de reconnaître le style du danseur, ou même quand je regarde les vidéos quelques temps après. Donc heureusement que mes amis sont là pour m’aider et me guider. J’aimerai remercier toute ma famille de Tung Chung pour leur amour et soutien depuis tant d’années, dans et en dehors de la scène break d’Hong Kong. C’est aussi grâce à eux que ce battle a été tellement important pour moi.

Texte par : Erryl Ho

Photos par : Ape Kay. @aka.apekay

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